Amzat Boukari-Yabara, historien : La fin de la Françafrique, ce n’est pas pour aujourd’hui

La France a colonisé 22 pays africains, et Djibouti fut le dernier à obtenir son indépendance en 1977. Bien que ces pays aient accédé à l’indépendance, la France a conservé une influence politique, militaire, économique et culturelle dans plusieurs d’entre eux, qu’elle a exploitée pour servir ses intérêts. Cette influence en Afrique a permis à la France de maintenir son rang parmi les grandes puissances mondiales, en plus de son siège permanent au Conseil de sécurité de l’ONU et de son arsenal nucléaire.
L’économie française dépend également de l’Afrique. Elle s’approvisionne à hauteur de 70 % en pétrole africain, ainsi qu’en uranium pour alimenter ses centrales nucléaires et produire de l’électricité, et en bauxite, dont elle tire environ 90 % de sa consommation. L’Afrique fournit aussi 76 % du manganèse, 59 % du cobalt et un tiers des besoins français en phosphate. Outre ces ressources, la France contrôle la monnaie de 15 pays africains à travers le système du franc CFA, qu’elle imprime pour ces pays.
L’ancien président français Nicolas Sarkozy déclarait ainsi, lors de son discours à l’Université Cheikh Anta Diop à Dakar, le 26 juillet 2007 : « Le drame de l’Afrique, c’est que l’homme africain n’est pas assez entré dans l’Histoire. » Quant à Emmanuel Macron, s’exprimant devant les ambassadeurs français à travers le monde, le 6 janvier 2025, il a évoqué les interventions militaires françaises dans les pays du Sahel, d’où les troupes françaises ont été expulsées : « Je crois qu’ils ont oublié de nous dire merci. Ce n’est pas grave, cela viendra avec le temps. Quant à l’ingratitude, je sais très bien que c’est une maladie non transmissible à l’homme. »
Aujourd’hui, la France perd de plus en plus de son influence en Afrique, comme en témoignent l’expulsion de ses soldats, la fermeture de ses bases militaires, l’abandon progressif du français dans certains pays, ainsi que la dégradation des relations diplomatiques entre Paris et plusieurs capitales africaines. Pour analyser cette situation et en comprendre les causes et les effets, Echorouk Online a interviewé l’historien Amzat Boukari-Yabara, spécialiste de l’histoire et des civilisations africaines, et co-auteur du livre Histoire de la Françafrique : l’empire qui ne veut pas mourir, publié en 2021.
Echoroukonline.com : La France perd de plus en plus d’influence dans de nombreux pays africains, notamment avec l’expulsion de ses soldats du Sahel. Selon vous, cela résulte-t-il d’un affaiblissement de la France ou d’une prise de conscience croissante des peuples africains ?
Amzat Boukari-Yabara : Les deux. La France n’a plus les moyens de mener une politique d’occupation militaire directe dans ses anciennes colonies et elle a essayé de faire venir ses partenaires européens au Sahel sans succès. La France est encore présente dans tous les pays côtiers ouest-africains et d’Afrique centrale, et la sortie du franc CFA qui continue de circuler dans les pays du Sahel n’a toujours pas été réalisée. Quant aux peuples africains, ils ont toujours contesté la présence de l’armée française mais les dernières années ont vu des mobilisations plus importantes et l’arrivée au pouvoir de militaires permettre cette rupture.
Quels sont les facteurs qui ont contribué à la prise de conscience, chez les peuples africains, notamment les jeunes, les amenant à porter un regard différent sur la France par rapport aux générations précédentes ?
Les jeunes constituent la majorité de la population dans les pays concernés. Ce ne sont pas tous les jeunes qui sont mobilisés contre la France mais tous les jeunes qui sont mobilisés sont convaincus que le départ de la France du Sahel est nécessaire pour retrouver une véritable souveraineté. Les réseaux sociaux ont joué un rôle important en cristallisant les contestations. Un certain renouveau des discours nationalistes, patriotiques et panafricanistes a aussi permis de donner des références et des modèles historiques comme Thomas Sankara ou Modibo Keita, auxquels les nouveaux dirigeants des pays de l’Alliance des Etats du Sahel ont été identifiés.

Couverture du livre collectif: Une histoire de la Françafrique L’Empire qui ne veut pas mourir. Editions Points
Pensez-vous que nous assistons à la fin imminente de la Françafrique ?
Il reste encore beaucoup de piliers de la Françafrique comme la monnaie, la langue, les multinationales, les réseaux officieux, ou encore l’aliénation d’une partie des élites africaines. Par ailleurs, la France tente de retourner le narratif en sa faveur en faisant croire qu’elle n’a pas été chassée mais qu’elle est partie d’elle-même. Certains travaux indiquent qu’elle entend revenir à l’horizon 2040, et qu’elle compte aussi diversifier sa présence en traitant avec des pays qui n’ont pas été ses anciennes colonies comme le Nigeria, l’Afrique du Sud, l’Angola ou l’Ethiopie. Tout cela dans un contexte où son influence se réduit face au géant chinois, au retour russe ou au réalisme américain. La fin de la Françafrique dépendra beaucoup plus de la capacité des Africains à parachever leur libération et à produire un nouveau système de solidarité.
En plus du recul de son influence politique et militaire, la France voit également son rayonnement culturel et économique diminuer en Afrique. Quelles sont, selon vous, les principales causes de ce déclin, notamment face à l’émergence de ces nouvelles puissances cherchant à s’imposer sur le continent ?
Sur le plan économique, la France continue de progresser en Afrique. Le chiffre d’affaires des entreprises françaises en Afrique est croissant et ne connait pas de déclin majeur. C’est la part de marché qui diminue en revanche notamment face aux appétits de la Chine et des pays émergents. Autrement dit, la France continue de gagner – pour ne pas dire de piller – en Afrique mais elle n’a plus le monopole dans de nombreux domaines et pays. Sur le plan culturel, il n’y a pas vraiment de recul et la francophonie continue d’appuyer le soft power français. Maintenant, la réalité est que le sort de la France en Afrique n’a pas d’importance si son déclin ne nous profite pas d’abord aux Africains pour reprendre plus de contrôle sur nos ressources.
Comment envisagez-vous l’avenir des relations entre l’Afrique et la France ?
Beaucoup de choses dépendent de qui sera élu à la présidence en 2027 mais la France va s’appuyer sur une partie de sa diaspora, sur son réseau d’entreprises, d’universités et de sociétés civiles pour tenter de redéployer un soft power qui la préserve des critiques radicales de la jeunesse africaine. Je ne pense pas que cela marchera car elle a un problème fondamental qui reste son approche universaliste imprégnée d’une certaine forme de racisme dont Emmanuel Macron s’est fait l’incarnation par sa désinvolture à l’égard des contestations réelles de la jeunesse africaine, qu’il résume à la manipulation russe. La France va sans doute continuer de se tourner vers des pays avec lesquels elle n’a pas eu de passé colonial, sans forcément anticiper son départ des pays où elle est encore en position d’influence. Par ailleurs, son retrait militaire reste encore à réaliser au Gabon et à Djibouti mais elle va sans doute miser sur la formation et la coopération militaire avec les régimes politiques qui continueront de la considérer comme une partenaire.