Christophe Lafaye, historien : La France doit assumer son histoire avec ses ombres et ses lumières

Le film documentaire «Algérie, unités d’armes spéciales» a levé le voile sur l’utilisation d’armes chimiques interdites par la France coloniale en Algérie, entre 1956 et 1962.
Tourné entre la France et l’Algérie, ce film, fruit de quatre années de travail, a été diffusé sur la chaîne suisse RTS le 9 mars. Il s’appuie sur les recherches de l’historien Christophe Lafaye sur l’usage d’armes chimiques interdites.
Dans cet entretien avec Echorouk/Echorouk Online, Christophe Lafaye revient sur ses travaux, le développement et l’utilisation de ces gaz toxiques par l’armée française contre l’Armée de libération nationale, ainsi que sur les coulisses de la production du film.
Echoroukonline.com : Comment avez-vous eu connaissance de l’utilisation de gaz interdits par l’armée française en Algérie durant la période coloniale ?
Christophe Lafaye : Cela fait maintenant plus de vingt ans que les historiennes et les historiens qui travaillent sur cette guerre coloniale en ont fait ressortir les violences spécifiques. Les chercheurs universitaires ont parlé de la torture, des massacres de populations, des viols, des exécutions sommaires, des disparitions, des déplacements de populations etc. durant la guerre d’indépendance algérienne. Mais la guerre chimique est un sujet qui est passé relativement inaperçu. J’ai découvert ce sujet lors de la réalisation de ma thèse. Je travaillais sur l’armée française en Afghanistan, qui réutilisait des retours d’expériences d’Algérie pour son entrainement. En 2011, j’ai suivi la préparation opérationnelle de sapeurs spécialisés, qui mettaient en œuvre certaines techniques de combats souterrains développées en Algérie. Les moyens chimiques étaient absents car la France avait ratifié le traité d’interdiction des armes chimiques en 1993. Néanmoins, j’ai découvert l’existence des sections “armes spéciales“ qui ont opéré de 1956 jusqu’à la fin de la guerre. Quatre ans plus tard, j’ai rencontré par hasard à Besançon Yves Cargnino, un ancien combattant d’une de ces sections qui, du fait de son service, a subi de graves dommages aux poumons. Nous avons réalisé des entretiens et il m’a présenté d’autres anciens combattants, dont certains témoignent dans ce documentaire. J’ai pris conscience de l’ampleur de l’emploi de ces sections armes spéciales en Algérie et surtout des spécificités du recours aux armes chimiques. Les premiers à avoir rompu le silence en France sont les anciens combattants qui ont publié des témoignages, le plus souvent à compte d’auteurs. Mais les historiens ne s’en sont pas saisis à l’époque. Ensuite, il faut savoir que les archives sur la guerre d’Algérie ont été ouvertes en 2012 avant d’être refermées en 2019, à la faveur de la crise sur l’interprétation de la réglementation du secret défense. En 2021, j’ai décidé que la guerre chimique en Algérie serait le sujet de mon mémoire d’habilitation à diriger les recherches. Il fallait lever le voile sur cette histoire et stimuler de nouvelles recherches en France et en Algérie.
Quelles sont les difficultés rencontrées pour l’accès aux archives ?
Les archives du service historique de la défense ont été assez largement ouvertes entre 2012 et 2019. Soudain, au mois de décembre 2019, gros cataclysme, les archives contemporaines du ministère de la Défense ont été fermées à cause d’un conflit juridique entre deux textes. La loi de 2008 sur les archives déclassifiait au bout de cinquante ans les archives de secret défense mais le ministère des Armées opposait une instruction générale interministérielle émanant du Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale ordonnant la déclassification à la pièce (document par document). Cette procédure exigeait énormément d’archivistes et énormément de temps. Les archivistes et les historiens ont formé des recours devant le Conseil d’Etat, qui a tranché en leur faveur en juin 2021. Mais le ministère des Armées a contre-attaqué et pris de nouvelles mesures qui compliquent encore la situation, en créant des archives sans délai de communication. Lorsque je suis revenu en 2021, des refus ont systématiquement été opposés à mes demandes de communication de pièces que j’avais pu consulter pour certaines auparavant, en invoquant l’article L-213, II de la loi de 2008 sur les archives incommunicables. En vertu de cet article, certaines archives sont incommunicables au motif qu’elles seraient susceptibles de permettre de concevoir, fabriquer, utiliser et localiser des armes de destruction massive. Maintenant, on me referme des journaux de marche, des comptes rendus d’opérations, des procès-verbaux de création d’unités en invoquant cet article. Ma recherche n’est pas la seule dans ce cas d’ailleurs. En fait, le ministère des Armées veut protéger sa réputation pendant la guerre d’Algérie, quitte à tordre les textes de loi. Mais sur ce sujet comme sur d’autres, l’armée a obéi aux ordres politiques ! Il faut revenir à la raison, ces pratiques ne sont pas dignes de ce grand ministère régalien. Un grand pays se doit d’assumer son histoire avec ses zones d’ombre et de lumière. Les historiennes et historiens doivent rendre accessible cette histoire aux citoyens et permettre un débat public fondé sur des faits, un savoir construit et sourcé pouvant être interrogé et non de simples opinions.
Que sait-on des gaz utilisés, de la méthode employée, et de l’ampleur de leur utilisation ?
En 1956, la France est confrontée à une montée en puissance de l’armée de libération nationale (ALN) et à un problème tactique : l’utilisation par les résistants des grottes et des souterrains, qui leur donne l’avantage en cas d’assaut. Pour le résoudre, l’état-major des armes spéciales expérimente le recours aux armes chimiques. Dans le film, nous détaillons toutes les étapes : depuis l’expérimentation à partir de 1956, à son autorisation politique par le gouvernement français, suivi du développement sauvage des unités de sections armes spéciales et de sa rationalisation en 1959 jusqu’à la fin de la guerre. L’objectif de ces unités était double. D’abord offensif : gazer avec du CN2D des grottes occupées afin de pousser les rebelles à en sortir. S’ils n’évacuaient pas, ils mouraient asphyxiés. Et préventif : contaminer régulièrement les grottes inoccupées pour rendre leur usage impossible. J’estime entre 5 000 et 10 000 le nombre de combattants algériens tués par armes chimiques. Par ailleurs, les Algériens ont un usage ancestral de ces grottes, elles ont toujours servi de lieu refuge. Il n’y avait donc pas que des combattants qui s’y dissimulaient, mais aussi des villageois. Comme ce fut le cas à Ghar Ouchetouh les 22 et 23 mars 1959, où 118 habitants ont été tués par intoxication. Par la suite, des membres de ces unités spéciales sont décédés des suites de l’usage de ce gaz. Yves Cargnino en témoigne avec force dans le documentaire : “on a tué par les gaz et ça me tue encore maintenant”.
Les armes chimiques employées alors en Algérie n’ont rien de particulièrement innovantes. A la base du cocktail imaginé pour l’Algérie, des produits utilisés pour les opérations de maintien de l’ordre. Le CN2D est un composé de gaz CN (chloroacétophénone) et de DM (adamsite) dérivé de l’arsenic. Un troisième composé, le Kieselguhr – une terre siliceuse très fine- servait à transporter les particules de gaz très profondément dans l’organisme. C’est la combinaison de ces trois éléments fortement dosés qui aboutit à la création d’un gaz qui peut rapidement s’avérer mortel en milieu clos en provoquant une asphyxie ou des œdèmes pulmonaires. Pourtant, pris individuellement, ces deux gaz étaient à l’époque utilisés pour les opérations de maintien de l’ordre. Certaines archivent laissent aussi apparaître la possible utilisation d’autres gaz toxiques. Mais en l’état actuel des sources accessibles en France et en Algérie, il est difficile de confirmer ces soupçons.
Existe-t-il une cartographie des grottes où ces gaz ont été employés ?
Il n’existe pas dans les archives une carte avec tous les sites d’opérations. Cette carte doit être construite patiemment à partir de l’exploitation des archives en France (journaux de marches, comptes rendus d’opérations, synthèses d’état-major etc.) puis recoupées avec des observations de terrain en Algérie. Une première exploitation des fonds accessibles laisse apparaître 440 opérations. Il y en a beaucoup plus. C’est un travail titanesque à mener entre la France et l’Algérie. Avec deux techniciens du CNRS de mon laboratoire (Ludovic Granjon et Lucile Pillot), nous avons mis au point un procédé permettant de convertir les coordonnées de chasse en point géographique exploitable immédiatement. C’est une avancée importante pour l’exploitation rapide des archives.
Quelles traces gardent ces anciens militaires français ayant appartenu à ces unités spécialisées dans l’utilisation de ces gaz dans les grottes de cette période de leur vie ?
Pour la grande majorité de ces anciens combattants, souvent des appelés du contingent, cette période de leur vie demeure un grand traumatisme. C’est au prix de grands efforts que certains ont rompu le silence. Dans le film, Jean Vidalenc rappelle que chaque jour, il ne peut s’endormir sans penser à l’Algérie. Seule la beauté des paysages des Aurès lui ont permis de garder la raison, me confiait-il. Ces jeunes gens de vingt ans n’étaient pas volontaires. La responsabilité de l’Etat est grande dans la guerre chimique et pour le moment son silence est assourdissant. Comme vous le voyez dans le film, les anciens combattants gardent des photos, des objets et parfois même des cahiers avec un récit de cette période. Ceux qui parlent ont un message pour l’histoire : « plus jamais ça » ! Comme citoyen français nous devons exiger la vérité sur ce que la République a exigé de ces hommes et sur les conséquences en Algérie.
Pourriez-vous nous parler des conditions de réalisation et de diffusion du film “Algérie, Sections Armes Spéciales” ?
Ce film a pu exister, d’une guerre à une autre. La réalisatrice Claire Billet et moi avons en commun l’expérience de l’Afghanistan. Elle était correspondante de presse durant six ans là-bas et elle concentre depuis plus d’une décennie son travail sur les conséquences des guerres et des conflits, la migration notamment, la place des injustices, la mémoire des conflits dans les familles. Ça faisait longtemps qu’elle voulait travailler sur la mémoire de la guerre d’indépendance algérienne. Et en 2020, elle m’a spontanément appelé. Je lui ai parlé de mes recherches inédites sur l’usage des armes chimiques par l’armée française durant la guerre d’Algérie. En particulier dans les grottes et lieux souterrains. Ça lui semblait fou qu’un tel pan de notre histoire soit inconnu, soixante ans plus tard. Pour Claire, il était inacceptable que nous, tous, en tant que citoyens des deux côtés de la Méditerranée, ne connaissions pas notre propre histoire. Le tournage a duré quatre ans. Il fut difficile mais c’est presque devenu un sujet de plaisanterie. Le secret sur la guerre chimique ne voulait pas être levé …. Il a fallu se battre.
Le film a été diffusé une première fois sur la RTS le 9 mars 2025. Il devait être montré une semaine plus tard sur France 5 mais la diffusion a été reportée. Nous étions très surpris. Nous avons pensé que ça allait mettre de l’huile sur un feu bien sensible. France Télévision nous a dit ce qu’il y a dans le communiqué de presse: « Le documentaire est déprogrammé en raison de l’actualité au profit d’une soirée dédiée à Poutine et Trump ». Le film a été mis en ligne le mercredi 13 mars sur la plateforme de France TV. Nous comprenons les contraintes d’actualité qui bouleversent les grilles des programmes. Les bruits de bottes se rapprochent en Europe, c’est inquiétant. Il ne faut pas oublier que ce documentaire a été financé par France TV (aussi la RTS suisse et divers fonds de soutien) qu’il existe grâce à France TV, et qu’il est en ligne et visible sur leur plateforme.
Enfin, je tiens aussi à remercier le producteur Solent production (Luc Martin Gousset et son équipe) et les financeurs de ce film dont France TV, la RTS et la région Bourgogne Franche-Comté entre autres. La Maison des Sciences de l’Homme de Dijon a aussi permis ce travail scientifique grâce à la mise à disposition de ses agents et en accueillant une stagiaire à l’été 2023, qui nous a permis de construire la cartographie que nous voyons dans le film. La recherche est une aventure collective et collaborative. Il faut encore et toujours le souligner en France, dans un temps où les budgets de l’enseignement supérieur et de la recherche sont amputés. Je remercie tous les témoins en France et en Algérie, ainsi que tous les acteurs qui ont permis la réalisation du film sur place. Nous tenons aussi à remercier les algériennes et les algériens pour leurs marques nombreuses de sympathies après la diffusion du film. Cela nous a beaucoup touchés.