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Fabrice Riceputi, historien : “La France devra faire tôt ou tard son tournant anticolonialiste”

Propos recueillis par Madjid Serrah
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Fabrice Riceputi, historien : “La France devra faire tôt ou tard son tournant anticolonialiste”
Arnaud CASTAGNÉ
Fabrice Riceputi avec son livre "La bataille d'Einaudi ou comment la mémoire du 17 octobre 1961 revint à la république", 2015.

Fabrice Riceputi est chercheur associé à l’Institut d’histoire du temps présent (IHTP), membre de la rédaction des sites histoirecoloniale.net et 1000autres.org sur la disparition forcée pratiquée à grande échelle par l’armée française à Alger en 1957 ; auteur de “Ici on noya les Algériens, Editions Le Passager clandestin, 2021″.

Dans cet entretien, il nous parle de son dernier livre “Le Pen et la torture. Alger 1957, l’histoire contre l’oubli, Editions Le Passager clandestin, 2024″.

Echorouk Online : Pouvez-vous nous présenter le contenu de votre dernier livre sur Jean-Marie Le Pen et la torture en Algérie, et nous expliquer ce qui vous a motivé à rédiger cet ouvrage ?

Fabrice Riceputi : En entendant sur France Inter en mars 2022 affirmer que “Le Pen n’a sans doute pas torturé à Alger en 1957“, j’ai réalisé que les dernières révélations à ce sujet étaient vieilles de plus de 20 ans et que personne n’avait rassemblé et analysé toutes les pièces accumulées de 1957 à 2002, de ce dossier tout à fait accablant et qui ne laisse aucun doute à l’historien. Ce qui pouvait expliquer leur ignorance ou leur oubli. Dans un contexte politique français dans lequel le Rassemblement National, nouveau nom du Front National, a largement réussi sa “dédiabolisation” et  tout fait pour effacer ses racines politiques et idéologiques.

J’ai donc repris tout ce dossier. Et j’ai reconstitué ce qui peut l’être, malgré les silences et les mensonges de Le Pen, du séjour de ce dernier entre la fin décembre 1956 et le 31 mars 1957 à Alger. C’est-à-dire durant les premiers mois de la “bataille d’Alger” que je préfère appeler la Grande répression d’Alger, sur laquelle je travaille depuis plusieurs années avec l’historienne Malika Rahal, particulièrement sur la disparition forcée pratiquée à grande échelle par l’armée française, avec le site 1000autres.org qui collecte les témoignages des familles de disparus. J’en profite pour inviter vos lecteurs à visiter ce site et, le cas échéant, à nous aider à rendre un visage et une histoire aux 1500 noms de disparus qui y sont publiés.

Quelles sources historiques avez-vous consultées pour mener à bien cette enquête ?

Le Pen n’a été qu’un tortionnaire parmi beaucoup d’autres et n’a opéré que deux mois et demi à Alger, mais on dispose de sources relativement nombreuses dans son cas, du fait de son statut à l’époque de député. Je n’ai pu accéder au dossier militaire personnel de Le Pen. Mais j’ai trouvé dans les archives de son régiment, les “bérets verts” du 1er Régiment étranger de parachutistes, des précisions sur le contexte. Les militaires n’ont cependant jamais laissé de traces écrites des tortures et exécutions sommaires, qui restaient des crimes aux yeux de la loi française, même s’ils étaient encouragés par le gouvernement. Je me suis donc servi essentiellement de la quinzaine de témoignages directs de ses victimes déjà publiés dans la presse de 1957 à 2002. Je les ai confrontés à ce que nous savons du contexte et j’ai établi un récit chronologique de ses agissements que j’ai également cartographiés.

Couverture du livre “Le Pen et la torture” sorti le 19 janvier 2024.

Selon vous, comment le passé colonial de Jean-Marie Le Pen a-t-il influencé les idées véhiculées par le Front National, le parti dont il est l’un des fondateurs en 1972, et qui a conduit sa fille Marine, deux fois au second tour des élections présidentielles françaises ?

Le Front National, devenu Rassemblement National, est le principal fruit politique empoisonné de la guerre coloniale française en Algérie. La défense de “L’Algérie française” a permis à l’extrême droite française de se refaire une santé politique, alors qu’elle était très marginale depuis 1945. Dès les années 1970, Le Pen a réactivé avec succès l’arabophobie et l’islamophobie coloniales, poursuivant dans l’imaginaire la guerre perdue en Algérie en désignant comme ennemi de l’intérieur “l’immigré”, surtout arabe et musulman, en mobilisant des préjugés fabriqués par le colonialisme. On trouve là l’origine de la théorie raciste du “grand remplacement” qui fait fureur aujourd’hui. Mais en France, si on rappelle souvent ses origines liées à la collaboration avec l’occupant nazi et à l’antisémitisme, on néglige cette matrice colonialiste. Car l’extrême droite n’est pas la seule à avoir trempé dans le colonialisme. C’est aussi le cas du courant socialiste (celui de Guy Mollet, Robert Lacoste ou François Mitterrand) et celui du gaullisme. Avant de se résoudre à négocier enfin avec le FLN, De Gaulle a en effet mené les années de guerre les plus dures, celle du plan Challe notamment. Et aucun de ses courants n’a fait l’inventaire critique de ce passé honteux.

Ce n’est pas votre premier livre ni votre premier projet sur le passé colonial français. Pensez-vous qu’il soit toujours nécessaire de mener davantage d’études pour révéler ce que les Algériens ont vécu pendant la période coloniale ?

La France devra faire tôt ou tard son tournant anticolonialiste, comme elle a reconnu sa complicité dan le génocide nazi des juifs d’Europe ou le caractère criminel de l’esclavage. D’autres pays européens sont sur cette voie. Or, malgré de très nombreux travaux historiques, elle est toujours dans le déni. Ainsi, on entend beaucoup la théorie des “torts partagés” qui permet une bonne conscience coloniale typiquement française. Les violences du FLN pour obtenir l’Indépendance et celles d’un Etat surpuissant, commises à une échelle incomparable – le seul décompte des morts est éloquent –  pour étouffer l’aspiration d’un peuple à la liberté, sont mises absurdement sur le même plan. Car aucun gouvernement n’a été jusqu’ici capable de reconnaître solennellement que la colonisation elle-même était une entreprise de domination et d’exploitation fondée sur le racisme aujourd’hui indéfendable.

En 2017, Emmanuel Macron a déclaré que la colonisation était un “crime contre l’humanité”, mais après son élection, il est revenu sur ces déclarations. Quelle est, selon vous, la raison de ce revirement ?

Oui, il a fait à Alger, pas à Paris, alors qu’il était en quête de soutien comme candidat à l’élection présidentielle. Il savait aussi alors qu’une fraction importante de la société française, notamment dans la jeunesse, serait séduite par cette déclaration. Une fois élu, ceux qui avaient espéré que la lucidité serait enfin au rendez-vous en ont été pour leurs frais. Il y a eu une relative audace en 2018, avec la reconnaissance de la responsabilité de la France dans l’assassinat de Maurice Audin et de l’existence d’un “système” de terreur à Alger en 1957 (ce qui n’a guère été relevé). Ensuite, sur ce plan mémoriel comme sur les autres plans politiques, la tendance a été à flatter l’opinion la plus réactionnaire de la société, à se borner à des gestes symboliques assez brouillons, mais à éviter la reconnaissance et la condamnation des crimes coloniaux commis en Algérie et dans bien d’autres colonies.

Votre livre sera-t-il disponible dans les librairies en Algérie ?

Oui, et j’en suis très heureux. Il sera publié aux excellentes éditions Barzakh, à une date prochaine.

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Commentaires
1
  • Kebour Sara

    Article très intéressant, Merci.